Les petites pierres de Daï Shihan LIV avec celles de Hanshi : montrer, expliquer, ressentir

Publié le 31/01/23
AFDP Nanbudo
Les petites pierres de Daï Shihan LIV avec celles de Hanshi : montrer, expliquer, ressentir

Pour être cohérent avec mon dernier article, je me suis dit qu'on pourrait aussi mettre des petites pierres à deux et rendre plus vivant ce blog, vous me direz ce que vous en pensez.
Pour une première de ce type, je vais le faire avec Isabelle Amiel Hanshi.

AFDP Nanbudo

SC Hanshi, nous avons des discussions passionnantes autour de l'enseignement, de ce que l'on montre, de ce que l'on explique.
Récemment, tu m'as parlé de tes évolutions dans l'enseignement, surtout du Kido Ho (exercices énergétiques, techniques de santé), je crois, où tu fais la part entre ce qui est du ressort du principe et ce qui est du ressort du détail, peux-tu nous en dire plus ?

IA : Oui, effectivement. Je suis partie du constat qu'il est plus difficile d'enseigner les techniques internes, de respiration et d'énergie, que le Budo Ho (techniques de combat). En effet, quand on montre un Randori par exemple, on peut inviter son élève à ne pas trop se focaliser sur les détails, dans un premier temps, à juste imiter. Et on peut l'inviter à repérer surtout le principe général : pivoter sur un axe, ou entrer dans l'attaque, etc… Mais le Kido Ho, c'est plus compliqué. L'élève ne voit pas ce qui se passe dans le corps de son professeur, il ne peut pas fonctionner par imitation. Il faut donc expliquer, selon les exercices : le trajet de l'énergie, le point d'entrée, les points de passage, le sens de circulation, la gestion de la respiration… Toute la difficulté est qu'il faut suffisamment en dire pour que l'exercice soit compris mais qu'il ne faut pas tomber dans le travers de trop noyer l'élève d'infos, ce qui le conduirait à beaucoup intellectualiser alors que l'essentiel c'est quand même le ressenti !

SC : Tu as tout à fait raison, d'autant plus que nous passons bien plus de temps sur l'enseignement du Budo Ho que du Kido Ho. Nous avons progressé beaucoup sur l'enseignement du Budo Ho mais beaucoup moins sur celui du Kido Ho. Autre entrée, sachant que Budo Ho et Kido Ho sont liés, et non pas séparés, comment s'inspirer de l'enseignement de l'un par rapport à l'autre et dans les deux sens ? Comment équilibrer l'enseignement ?

IA : Ta question m'amène à deux réflexions. La première, c'est que chacun se souvient qu'on n'a pas réussi son Oï Tsuki en essayant juste une fois, et qu'on l'a encore moins « ressenti » dès le premier essai. Et pourtant, avec les techniques de circulation d'énergie et de respiration, nous sommes curieusement impatients. Nos élèves (et nous l'avons fait avant eux), se plaignent ou se frustrent de ne pas sentir l'énergie, dès le premier essai. Et en plus nous essayons bien moins souvent les techniques Kido Ho que celles dites « externes », comme tu le disais. Il faudrait donc beaucoup plus pratiquer Kido Ho, et faire preuve de patience !

La deuxième, il est essentiel de comprendre et d'expliquer que Kido Ho et Budo Ho ne sont absolument pas séparés. Ils ne sont même pas les deux faces d'une même pièce, cette représentation est encore trop cloisonnée. Ils sont une seule et même énergie, une seule et même respiration, c'est juste une question d'emballage ! On approche le travail de l'énergie et de la respiration soit par le mouvement (les Randoris, Kihons, Kata…) soit par la visualisation, le ressenti, l'imagination (le Kido Ho). J'aime bien expliquer par exemple, que quand on lance son Tsuki on reste un moment immobile bras tendu à la fin, parce qu'il faut laisser le temps à l'énergie de partir vers le partenaire. Ou encore, quand on réalise cet exercice qui consiste à frotter ses doigts avec le tranchant de l'autre main (Sashu Ho), puis à éloigner et rapprocher ses mains l'une de l'autre en tentant de maintenir le contact énergétique entre les deux Rokyu, on peut à un moment accélérer et envoyer un grand Tsuki. C'est une bonne méthode pour ressentir le lien Kido Ho /Budo Ho.

SC : dans Budo Ho on insiste sur les positions, l'attitude, une certaine forme de gestuelle, tout cela va nous servir dans Kido Ho. Dans Kido Ho comme dans Noryoku Kaihatsu Ho (réalisation de soi) on insiste sur les sensations, ça va nous servir dans Budo Ho.

Il est plus facile, grâce à Kido Ho de comprendre que le geste est un support de sensation, et de là que la sensation n'a pas besoin de geste. En fait, il en est de même en Budo Ho où le mouvement doit l'emporter sur les détails techniques.

L'équilibre dans l'enseignement du Kido Ho entre ce que l'on explique et ce que l'on doit rechercher en sensation me pose, en fait, les mêmes questions pour l'enseignement du Budo Ho.

IA : Oui, je partage ! Et dans les exercices de respiration et d'énergie, si on se focalise trop sur l'explication et la mémorisation, l'élève n'a pas l'occasion de ressentir. J'ai donc testé une méthode qui est de simplifier l'exercice, pour permettre de travailler plus rapidement le ressenti, puis de rajouter des éléments qui sont plus que des détails, mais que j'ai laissé de côté dans un premier temps. Je m'explique : dans « Ten no Ki Undo », l'essentiel à transmettre me semble être qu'on doit inspirer pour faire rentrer l'énergie dans le corps par les mains et le sommet du crâne, puis faire circuler son énergie dans le corps en apnée en descendant devant et montant dans le dos et enfin la renvoyer vers l'extérieur en expirant, par le crâne et les mains. Il me semble que ce sont « les principes » On peut donc faire « tester » cela sans, en laissant de côté dans un premier temps le trajet par les bras. L'élève a moins d'infos à gérer et peut commencer à travailler son ressenti. Mais mon interrogation est : est-ce que j'enseigne là le principe, ou est-ce que j'enseigne par la simplification, qui peut être vu comme un enseignement par l'approximation, par l'erreur, « apprendre faux » en quelque sorte. Qu'en dis-tu ?

SC : c'est LA difficulté.  En fonction du niveau de l'élève, simplifier en cohérence avec ce que sera la suite. Mettre sur la voie, (mettre le pied à l'étrier), mettre en recherche, et accompagner ensuite. La difficulté peut s'accroitre car il est des temps (passage de grades, compétition, démonstrations…) où l'on donne des recettes, mais il faut qu'elles ne soient pas contradictoires avec la suite de son développement sur la voie où il n'y a pas de recettes.
Dans ce que tu donnes comme exemple, je pense que toi, tu possèdes le principe, donc ce que tu enseignes suit le principe mais n'est pas le principe. Retournes sur toi-même, comment as-tu compris le principe ?
C'est en multipliant les exercices, en les diversifiant, qu'on arrive à sortir de sa gangue le ou les principes. Combien a-t-il fallu de Randori no Kata pour comprendre le principe d'esquive protégée dans toutes les situations ?

IA : Pour trouver le principe, il faut pratiquer, essayer, interroger, s'interroger, répondre, se tromper, recommencer… J'ai remarqué que je me sens généralement en train de me débattre dans une brume et qu'à un moment la brume se dissipe et le paysage apparait nettement, et je ne peux jamais prévoir à l'avance quand ça va se produire.

Une analogie me vient avec Randori Ni no Kata. Au début, je l'ai appris par imitation, en essayant de « faire comme toi ». Puis, il a fallu gérer la distance d'esquive, le Maaï, pour pouvoir développer correctement les contre-attaques. Je voyais ce Randori comme un Randori de techniques des membres inférieurs. Puis un jour tu m'as dit : « c'est un Randori qui nous apprend à nous protéger avec les membres supérieurs tout en contre-attaquant ». J'aurais pu découvrir ça seule, mais ça va plus vite quand quelqu'un t'enseigne, c'est l'intérêt d'avoir un professeur. Mais tu ne me l'as pas dit au début, sinon ça m'aurait noyé, pas aidé du tout. Finalement la question est moins de trouver ce qu'on doit dire à chaque élève que de discerner à quel moment on doit lui dire.

Je m'aperçois que notre conversation qui me semblait plutôt pédagogique au départ, devient philosophique et qu'en parlant d'énergie et de respiration nous en arrivons à parler de relation de prof à élève. Une fois de plus rien n'est dissociable, Budo Ho, Kido Ho et maintenant Noryoku Kaihatsu Ho.

SC : pour les professeurs il faut d'une part continuer à pratiquer pour soi et d'autre part enseigner aux autres. Que nos jeunes professeurs ne s'inquiètent pas, tout cela s'acquière avec le temps. Mais un incontournable sont les stages !

IA : C'est certain, aller en stage est une expérience essentielle, très complémentaire de celle de la relation à son professeur en club. Rencontrer d'autres élèves, d'autres enseignants, dont certains de très haut niveau est essentiel. Parfois on ne comprend pas une première explication, mais ça s'éclaire quand une autre personne, ou une troisième, explique la même chose mais d'une autre façon. Et aussi, être le Tori d'un Uke de haut niveau est un moyen fantastique d'apprendre par la sensation. Je crois que la première fois que tu m'as « fait volée » alors qu'il me semblait que tu m'avais à peine touché, je me suis accrochée définitivement à la pratique, je n'ai fait depuis que rechercher à nouveau cette sensation. Et que dire de l'immense chance que j'ai pu avoir d'être le Tori du Doshu. Ca c'est vraiment toucher à la compréhension du Budo Ho et du Kido ho fusionnés, par l'expérience, par la pratique et par la sensation. Aucun mot, aucune explication n'est nécessaire à ce moment-là.

SC : Yoshinao Nanbu Doshu Soke a écrit : « Il n'est pas nécessaire de tout comprendre. Il faut pratiquer, travailler, ressentir. On ne peut pas toujours expliquer. Ce n'est pas l'explication qui va permettre de ressentir. C'est par la pratique que par hasard je vais ressentir à un moment »

Et Doshu, après Tani Senseï le fondateur du Shukokaï, après Kenwa Mabuni Senseï le fondateur du Shito Ryu expliquait beaucoup, mais à la japonaise !

Ce qui fait que quelquefois cela s'est retourné contre eux. Quand Doshu a expliqué certaines choses en Shukokai, en Sankukai et même en Nanbudo, certains en n'ont fait des dogmes indépassables, fermant toute évolution, allant jusqu'à dire que Doshu se contredisait !

Donc oui, quand tu parles de relation de professeur à élèves c'est un élément essentiel.

Pour revenir au Doshu, lorsqu'il donnait une explication à une ou un de ses élèves, c'était souvent pour elle ou lui, pour son évolution personnelle, pour l'accompagner sur le chemin. Par contre, il pouvait donner aussi des directives à ses hauts gradés pour tout le monde. Tout le monde n'a pas toujours compris, et là on n'est plus dans la technique, dans la pédagogie, mais dans le monde de l'Art.

IA : Deux anecdotes illustrent ce que tu viens de dire.

La première, se situe lors d'un cours de théorie, il y a très longtemps, à l'hôtel Cap Roig. On commençait juste à essayer certains exercices d'énergie, et nous avons été invités à mettre nos deux mains face à face, et ouvrir et fermer (Enkin Kaigo Ho, mais je ne connaissais pas du tout à l'époque). Je faisais poliment, mais j'étais très sceptique, ou disons dubitative, car je trouvais « qu'il ne se passait rien ». J'étais toute jeune ! Je faisais sans comprendre, sans chercher, sans sentir ! Et puis à un moment j'ai écarté les mains et impossible de refermer ! Tout le monde ouvrait et fermait au rythme donné au groupe mais moi j'étais « coincée » ! Bien sûr, en forçant j'ai fermé, et cet instant étonnant était déjà derrière moi. Mais je me suis dit « il y a quelque chose » comme disait le Doshu !

Et une autre fois, j'étais sur la plage à Playa, avant un entrainement. Je regardais le Doshu qui « jouait » avec son énergie. Il semblait tenir une petite boule d'énergie, que je ne voyais pas, mais qu'il manipulait d'une main à l'autre en souriant. Et à un moment, je ne sais pas comment décrire ça, je l'ai vu, et elle lui a échappé, elle est tombée et il l'a rattrapé de justesse, avec un de ses mouvements extrêmement rapide qu'on lui connait. Il a levé les yeux, vu mon air effaré, et éclaté de rire avec moi. Vraiment, ça c'est de la transmission de maitre à élève, et « il y avait quelque chose » !

SC : je pense que l'on pourrait en écrire des volumes, car nous n'avons fait qu'effleurer le sujet, mais pour une première à deux, j'ai un peu envie d'en terminer là-dessus, sur ces deux belles anecdotes.
Pratiquer, pratiquer, ressentir, comprendre, sur le chemin de la vie.
Enseigner, enseigner, ressentir comprendre, sur le chemin de la vie avec les autres.
Merci Hanshi

IA : Voici ma conclusion du jour. C'est encore quelque chose que tu m'as dit, bien sûr ! Pratiquer, c'est être sur la voie. Et la voie (d'accomplissement de soi), on la perçoit au début comme linéaire. On pense monter à l'échelle des Kyus et des Dans, et on imagine un sommet. Mais la voie est circulaire, le cycle des grades est une illusion, et un simple outil de travail sur soi. Elle est en fait circulaire, il faut se représenter un anneau sur lequel tournent tous les Nanbudokas, et être sur la voie c'est juste pratiquer, avec des proportions de Kido Ho, Budo Ho et Noryoku Kaihatsu Ho variables selon les individus et selon leur évolution. C'est sans fin et c'est merveilleux.

Merci Stéphane, merci Dai Shihan pour cet échange passionnant, merci de couper régulièrement la corde de mon arc, merci sensei.

SC : Surtout renvoyez-nous si cette forme à deux vous plait.

A bientôt sur les tatamis ou sur le sable

Je vous embrasse

Stéphane Carel Daï Shihan

AFDP Nanbudo

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